Jauhel. : Je n’ai lu que deux des enquêtes
du mandarin Tân : Le Temple de la Grue écarlate,
et L’Ombre du Prince, mais j’y ai pris beaucoup de
plaisir. Tout d’abord je vous félicite pour la
rigueur de vos intrigues. On est pris par l'action,
par le désir de comprendre et vous ne trichez pas. Le
lecteur a les éléments nécessaires pour faire ses déductions
et la solution proposée est toute à fait
satisfaisante. Cela est loin d’être le cas dans
tous les romans policiers, souvent l’auteur se
soucie assez peu de la vraisemblance, plus soucieux de
soutenir l’intérêt de son lecteur que de la crédibilité
de son récit. Deuxième qualité extrêmement précieuse :
vous nous projetez dans une civilisation qui nous est
inconnue (honnêtement je ne pense pas que beaucoup de
mes compatriotes connaissent grand-chose à
l’histoire et à la culture du Viêt-Nam au 17ème
siècle, pour ma part j’en ignorai tout), or cette
introduction dans un monde nouveau se fait sans
douleur. Nous sommes certes dans une société étrangère
mais nous comprenons tout. Un vrai miracle. Dans la
plupart des ouvrages de ce genre l’auteur a besoin
de pages et de pages d’explications fort ennuyeuses
pour nous permettre d’interpréter le contexte et
les personnages. Dans vos récits tout ce passe en
apparence naturellement. Pas besoin de notes en bas de
page, pas besoin de digressions savantes plus ou moins
bien introduites au cours du livre. Par je ne sais
quel acte littéraire un peu sorcier, nous nous
retrouvons contemporains de votre mandarin. Chapeau !!!
D’où vient l’importance de la nourriture
dans vos romans ? Les héros passent un temps
considérable à manger. Nous n’ignorons rien du détail
de leur repas et nous avons même souvent droit à des
recettes précises.
Thanh-Van : Effectivement, la nourriture occupe
une place non négligeable dans nos romans. Il y a
plusieurs raisons à cela. D'abord, les Viêts aiment
manger. Aujourd'hui, il suffit de se promener dans les
rues au Viêt-Nam pour s'apercevoir qu'il y a toujours
quelqu'un occupé à grignoter quelque chose. Mais
dans le contexte de nos histoires, la nourriture
permet d'apporter une touche exotique supplémentaire,
car non seulement on cuisine avec des épices et des
herbes spécifiques au pays (cardamome, cumin,
curcuma, citronnelle...), mais on ne craint pas non
plus de les utiliser pour accommoder des bêtes
diverses et variées. Ainsi, les écailles du fameux
pangolin (celui-là même par qui le SRAS actuel est
arrivé), les holothuries ou concombres de mer, les
grillons, et même le modeste rat des champs. Aucun
animal qui bouge n'est à l'abri de la curiosité
gustative de tout Viêt qui se respecte, et on s'aperçoit
alors que la gastronomie est bien fonction de la
culture. Cependant, dans L'Ombre du Prince, la
nourriture revêt une dimension particulière, car
elle s'inscrit, elle aussi, dans le système de
Classification. L'harmonie cosmique passe également
par les correspondances entre les saveurs et les
odeurs: le goût acide est lié à l'odeur de rance,
l'amer au brûlé, le doux au parfumé, l'âcre à
l'odeur de viande crue, le salé à l'odeur de pourri.
On atteint l'harmonie gustative en équilibrant ces
cinq éléments, comme on crée une mélodie plaisante
avec les cinq notes.
Jauhel. : Vous êtes des femmes jeunes,
pourquoi avoir choisi de situer vos histoires dans une
époque et un lieu où la condition féminine était
particulièrement déplorable ?
Thanh-Van : La condition de la femme au Viêt-Nam
a toujours été assez ambiguë. D'un côté, elle est
émancipée, dans la mesure où elle travaille et
participe à la vie agraire. De l'autre, elle reste
asservie au système confucéen qui considère que l'héritier
mâle est primordial pour le culte des ancêtres. Au
XVIIe siècle, la liberté de mouvement de la femme viêt
a étonné plus d'un voyageur européen: à l'époque,
en Chine, la femme était plus recluse et avait
encore les pieds bandés. Il nous a semblé intéressant
de montrer cette situation équivoque en parlant des
concubines, des mariages arrangés, des cures
destinées à guérir l'infertilité..., mais également
en mettant en scène des femmes de tête qui
manipulent les hommes à leur insu. En définitive, il
s'agit de brouiller les frontières du pouvoir et
d'instiller le doute dans l'esprit du lecteur.
L'ironie, c'est que la société viêt actuelle n'est
pas si différente de ce qu'elle était par le passé.
De même que notre histoire a été marquée par des héroïnes
militaires que tout écolier viêt connaît - les
soeurs Trung qui ont libéré le pays du joug des
Chinois en l'an 40, de même les femmes ont pris les
armes pendant les dernières guerres d'indépendance.
Cependant, les pèlerinages au lac du Dragon
subsistent de nos jours, pour clamer l'importance de
l'héritier mâle dans un système qui reste fortement
confucéen.
Jauhel. : Enfin j’ai appris que la dernière
enquête du mandarin Tân était l’œuvre de
Thanh-Van, Kim a-t-elle décidé de partir vers de
nouvelles aventures ?
Kim : Merci pour ces commentaires très
flatteurs et fort encourageants.Oui, pour l'instant je
me tourne vers l'écriture d'aventures pour la
jeunesse, dans un registre plus fantaisiste et peut-être
fantastique. Mais ce sont encore des projets....
Bernard
Strainchamps : Comment écrit-on à
quatre mains ?
Kim : Pour écrire à quatre mains, il faut pas
mal de discipline et de complicité. Nous commençons
par chercher des idées d'intrigues chacune de notre côté,
en travaillant la documentation dans les bibliothèques
universitaires. Nous élaborons ensuite un scénario
en commun, qui se doit d'être exhaustif: la place
exacte des différentes scènes dans le roman est précisée,
l'introduction des divers indices à l'adresse du
lecteur est planifiée. Ensuite vient la distribution
des chapitres: chacune de nous essaie d'écrire sur
les personnages qu'elle préfère, ou sur les scènes
qui l'inspirent le plus. Nous mettons en commun les
textes au fur et à mesure de leur écriture. Le
"lissage" intervient ensuite, histoire que
les différences de style ne soient pas trop
flagrantes au cours d'un récit qui doit rester cohérent.
Bernard
Strainchamps : Et est-ce facile de
repasser à deux mains ?
Thanh-Van : Le fait d'écrire seule les aventures
du mandarin dans l'Aile d'airain m'a apporté deux
choses: d'abord, une angoisse initiale très forte et
ensuite une sensation de liberté totale. Au départ,
il y a un doute indéniable car l'élaboration du scénario,
qui est crucial à mes yeux, se fait dans la solitude
la plus complète. D'habitude, l'intrigue est
construite à deux, donc les garde-fous fonctionnent
et la cohérence est garantie. Mais une fois le
scénario ficelé, l'écriture a été une pure joie.
Dans l'Aile d'airain, j'ai décidé de donner plus de
latitude à certains personnages, j'ai pu exprimer une
exubérance pour laquelle j'étais entièrement
responsable. Mener l'histoire de bout en bout est
exaltant, et tuer des personnages à sa guise est un
plaisir incontestable !
Maïté Bernard : Je viens de finir "Le Temple de la grue écarlate".
Vous
réussissez bien les scènes de bataille, les scènes de meurtre, les scènes de
dialogue, les scènes de tribunal, les scènes de repas, les scènes intimes,
il y a de la sensualité dans votre roman, vos personnages sont très bien
définis, j'ai été vraiment touchée par le petit Cerf Volant et le sort
réservé aux enfants en général dans ce livre (notamment avec l'horrible
maître d'école), bref... pouvez-vous nous rassurer et nous dire que tout cela
se fait dans la douleur, l'effort, les disputes, et qu'il vous faut des
années et plein de brouillons avant d'arriver au résultat final?
Kim : Dans la tradition confucéenne, l'individu se conçoit uniquement par
rapport à son rôle social. Les enfants n'échappent pas à cette
classification, et le but de leur éducation consistait à en faire de bons
sujets de l'Empire... On comprend donc qu'un maître d'école se désespère
lorsque ses élèves ne suivent pas la droite ligne de pensée.
"Le Temple de la grue écarlate" était notre premier roman : même si
effectivement nous avons pas mal tâtonné, et parfois dû réécrire des
passages, nous nous sommes bien amusées à tirer les ficelles de nos pauvres
personnages !
Agnès Ladurès : Grosse question naïve de fan. Vos livres donnent envie
de
voyager. Pourriez-vous demander à votre éditeur d'inclure un plan du
Vietnam et des frontières avec la Chine dans vos prochains livres, pour
qu'on suive mieux ?
Thanh-Van : Bonne idée ! En attendant, voici quelques repères : le Viêt-Nam
est un pays en forme de "S" bordé par la Mer de Chine. De nos jours,
on
distingue 3 régions et villes principales: au nord, la capitale, Hanoi; au
centre, Huê; au sud, Hô Chi Minh Ville (ex-Saigon). Au XVIIe siècle, c'est
plus simple: il y a essentiellement la capitale Thang Long (ancien nom de
Hanoi) et le port de Faifo (ancien nom de Hoi An). Phu Xuân (ancien nom de
Huê) ne deviendra la capitale impériale qu'au XVIIIe siècle. Plus au sud,
les terres du delta du Mékong appartiennent encore au royaume indianisé du
Champa qui sera phagocyté par le Dai Viêt à la fin du XVIIe siècle.
Laurent Greusard : Pouvez vous nous en dire plus sur les génies et autres
fantômes qui semblent hanter les histoires, empêcher les survivants de vivre
correctement (les héritiers du marquis, la façon dont les adjoints de Tan
font parler le gardien de la porte)?
Thanh-Van : Quand on lit les aventures du mandarin Tân, on s'aperçoit que
les esprits et les fantômes font partie intégrante de la vie des gens, au
point d'influencer les actions des vivants. La raison en est que le peuple
viêt est extrêmement superstitieux. L'animisme originel se traduit par la
vénération d'arbres particuliers dans la jungle (ficus, banians...) qu'on
dit habités par des esprits de femmes souvent maléfiques (cf. L'Aile
d'airain). Certains animaux revêtent également un pouvoir surnaturel, d'où
les pagodons dressés en leur honneur (serpent, tigre - qu'on appelle Le
Seigneur Tigre par déférence). En outre, des armées de fantômes et de démons
de tous poils viennent grossir la cohorte des esprits auxquels il faut faire
très attention. Susceptibles et irascibles, ces derniers prennent vite la
mouche pour une parole de travers, et n'hésitent pas à sévir. En général,
il
s'agit de morts ayant connu une fin violente et qui ont été privés d'une
sépulture convenable ou d'intégrité corporelle : les noyés, les pendus, les
brûlés, les décapités, les mutilés. Chaque type de revenant porte un nom
spécifique et a un comportement particulier. Par exemple, les "ma than
vong"
sont les âmes des individus ayant péri par la corde, qui incitent au suicide
ceux qui ont déjà essayé de se tuer une première fois. Pour éviter leurs
méfaits, quand on décroche un pendu, il faut veiller à couper la corde au
lieu de simplement la dénouer. Les "quy" sont des démones particulièrement
redoutables, car elles prennent apparence humaine pour mieux perdre les
vivants. Quant aux génies, il y a les bons - les génies tutélaires - qui
gardent un village et qu'on honore chaque année par une fête, et il y a les
méchants qu'on tente d'éloigner grâce à des séances d'exorcisme.
Pourquoi cette interpénétration du monde des morts et du monde des vivants ?
D'abord, parce que le culte des ancêtres est central à la société
confucéenne. En honorant la mémoire de ses ancêtres, on participe à leur
immortalité. D'où l'importance d'avoir des héritiers (mâles) : sans eux, le
mort est voué à l'oubli. Ensuite, parce que le taoïsme, qui coexiste par
ailleurs dans le pays avec le bouddhisme, fait la part belle aux pratiques
de magie.
Par conséquent, le mandarin Tân est très attaché au culte des ancêtres et
est incollable en démonologie. Cependant, il ne s'agit pas d'histoires de
fantômes mais d'une enquête policière : pour cette raison, c'est la peur des
esprits qui permet de faire avancer l'investigation, et non les esprits
eux-mêmes. Ainsi, les superstitions deviennent l'instrument de la justice
parce qu'elles sont enracinées dans la psychologie collective et constituent
un incontournable moyen de pression.
Laurent Greusard : Est-ce dans la tradition de votre pays d'origine de
concilier dans un même texte des éléments sérieux et des mouvements
parodiques (le colloque, la visite du malade dans le restaurant)?
Thanh-Van : A ma connaissance, cela arrive peu dans la littérature classique
viêt. Mais c'est un peu notre coup de patte que d'inclure des passages
parodiques, voire déjantés, dans les enquêtes. Cela permet des ruptures en
tous genres (rupture de style, de rythme, de point de vue) et imprime une
accélération à la narration. Cependant, ces scènes ne sont pas gratuites,
mais contribuent à faire avancer l'intrigue : elles servent à introduire des
indices ou à apporter un éclairage nouveau sur un certain personnage.
Inutile de préciser que de telles scènes nous permettent aussi de nous
lâcher et de ne pas nous prendre au sérieux ! Evidemment, nous en profitons
pour égratigner telle ou telle profession et pour laisser traîner quelques
opinions politiquement incorrectes. Les jeux de mots, les non-dits, les
sous-entendus, les quiproquos, les anachronismes voulus participent aussi à
instaurer une atmosphère plus ludique. Et en fin de compte, ce qui me plaît,
c'est ce jeu perpétuel avec le lecteur. Quoi de plus jouissif que de lui
faire prendre des vessies pour des lanternes ?
En définitive, voici ma vision des enquêtes du mandarin Tân : des éclats de
rire au milieu des flaques de sang.
Laurent Greusard : Avez vous vraiment voulu travailler sur votre version du
tueur en série avec mobile (ici très fouillé)?
Thanh-Van : Bien sûr, c'est là le moteur de nos histoires. Il s'agit bien
d'enquêtes policières historiques, ce qui signifie que le contexte
historique joue un rôle crucial au lieu d'être réduit à un prétexte de
dépaysement. C'est pour cette raison que nous avons placé les romans au
XVIIe siècle, qui est une époque agitée (crise politique interne, exposition
brutale aux civilisations occidentales, guerres frontalières...). Les
protagonistes doivent réagir à cette atmosphère explosive, et le meurtrier
doit y puiser les motivations de son crime. Pour pouvoir illustrer la
civilisation d'alors, avec ses acquis et ses interrogations, il faut que le
mobile du meurtrier s'inscrive dans la philosophie et les croyances de
l'époque. Mieux que ça : il faut que le crime soit un crime qui ne puisse
s'accomplir qu'à cette époque précise, parce que certaines conditions
historiques et sociales se trouvent justement réunies.
Pour ma part, l'important n'est pas qui a tué, mais pourquoi il a tué. Le
psychopathe impulsif, ou simplement fou, m'intéresse moins que le
psychopathe intelligent. Celui qui sait anticiper et manipuler, planifier et
dissimuler, c'est le criminel rêvé, parce qu'il aura eu une vision globale
de la situation et l'aura asservie à ses desseins. Une intelligence dévoyée,
calculatrice et implacable, un sens aigu de la stratégie, voilà les qualités
que j'essaie de donner à mon tueur - et aussi, quelquefois, un idéal qui ne
saurait survivre dans la société d'alors.
Claude Mesplède : J'éprouve vraiment un grand plaisir au fait
que vous soyez les invitées de Mauvais genres. Cela devrait permettre à
vos romans d'être encore davantage connus. Et appréciés comme le
prouvent les premières questions qui vous sont posées. Ceci dit, je
voudrais savoir ce qui vous a amené à composer comme vous l'avez fait
l'entourage du mandarin Tân. Je pense en particulier au lettré Dinh et
au pachydermique docteur Porc. Quelle est leur fonction ? Comment
sont-ils nés ?
Thanh-Van : Si le mandarin Tân a été inspiré par un personnage
réel, le lettré
Dinh, lui, est une créature de pure fiction ! Son rôle, c'est d'épauler
le mandarin dans ses enquêtes, en posant des questions ingénues que
pourrait poser le lecteur. Plus important, sa vision décalée, quoique
moins analytique que celle du mandarin, permet souvent de provoquer
l'étincelle dans l'esprit de son ami, le guidant ainsi vers la solution
qu'il cherche. Le lettré Dinh est indispensable car il représente
l'élément perturbateur qui aidera à ébranler les convictions
confucéennes du mandarin : trop fantaisiste pour ce système figé,
accablé d'un grade médiocre aux concours triennaux, il ne cessera de
critiquer les fondements du confucianisme, poussant ainsi le magistrat
dans ses retranchements. Tour à tour acide et exubérant, il est cette
voix contestataire et ironique qui énoncera le mieux les opinions des
auteurs.
L'immense docteur Porc est aussi un atout pour le mandarin Tân :
grâce à son étonnant savoir médical, il est d'une aide précieuse quand
il s'agit d'examiner un cadavre ou de statuer sur un cas
d'empoisonnement. D'une beauté surhumaine, il fait aussi montre d'une
intelligence hors pair qui le propulse au sommet de sa profession. Mais
devant tant de qualités, on est en droit de se demander : qu'en est-il
des travers du docteur Porc ? Las, notre homme est affligé d'une
surcharge pondérale notable et d'une haleine pestilentielle, ce qui
n'entame en rien sa très haute opinion de sa personne. Or, c'est là
l'une de ses raisons d'être : dépourvu de tact et débordant de fatuité,
il se laisse aller à des remarques si tendancieuses qu'on se demande
souvent si c'est du lard ou du cochon. Et ce sont ces agissements pas
toujours très honorables qui font de lui un acolyte de poids dans
l'équipe du mandarin Tân.
Claude Mesplède : J'aimerai également savoir pourquoi vous avez choisi le 17e siècle et non pas le 16e ou le 18e.
Thanh-Van : Parce que le XVIIe siècle est le siècle de toutes
les crises. Au XVIe siècle, malgré des tentatives d'usurpation,
l'autorité de l'empereur Lê est toujours respectée, alors qu'elle est
mise à mal au moment où le mandarin Tân prend ses fonctions. Or, l'un
des piliers du confucianisme est la toute-puissance du Fils du Ciel,
qui a reçu le Mandat céleste pour gouverner. Ainsi, la dispute pour le
pouvoir entre les seigneurs Trinh du Nord et les seigneurs Nguyên du
Sud bafoue les fondements mêmes du système et le menace d'implosion. En
même temps, prenant exemple sur le pouvoir qui se délite, les mandarins
se laissent aller à des abus à l'encontre du peuple : impôts toujours
plus lourds, tributs injustifiés... Dans les campagnes, la colère
gronde et la révolte n'attend que son heure pour éclater, car le Mandat
céleste se mérite et les exactions du monarque peuvent provoquer sa
révocation via une révolution (rupture du Mandat céleste =
"cach mang", qui signifie précisément "révolution").
Miné de l'intérieur, le pays fait l'objet de convoitises de la part
des étrangers venus d'Europe ou du Japon. Négociants et jésuites,
débarquant au comptoir de
Faifo, sont à la fois intéressés par les richesses naturelles du Dai
Viêt (métaux, encens, bois précieux, épices...) et par la possibilité
d'évangélisation d'un peuple par ailleurs assez souple dans ses
croyances.
De plus, les conflits immémoriaux entre le Dai Viêt et le Champa
pour la possession de territoires dans le delta du Mékong et près des
Hauts-Plateaux continuent sans relâche, drainant les forces du pays.
C'est également dans ce siècle en ébullition qu'on voit se profiler
la scission entre le Nord et le Sud, avec le spectre d'une guerre
civile, qui est la plus immonde des guerres - une brèche qui présage
l'ouverture béante dans laquelle vont s'engouffrer les puissances
étrangères, et qui mènera plus tard à la colonisation du pays.
Quelle meilleure époque pour camper un héros, mandarin issu du
peuple, bardé de convictions confucéennes, qui verra, au fil de ses
aventures, s'effriter les bases d'une société qu'il avait idéalisée ?
De doutes en désillusions, le mandarin Tân sera amené à questionner les
doctrines de ce système qui l'a porté au pouvoir, et son souci
principal sera de faire appliquer la justice dans un monde corrompu et
menacé de toutes parts.
Au XVIIIe siècle, il est déjà trop tard, et les dés sont jetés : les
seigneurs Nguyên gagnent la partie, déplacent la capitale à Phu Xuân
(actuelle Huê) et ouvrent la porte à l'envahisseur. Ce n'est pas par
hasard que nous avons laissé le mandarin Tân s'engager aux côtés des
seigneurs Trinh du Nord : dans le camp des futurs vaincus, il se
cramponne à ses idéaux et à ses espoirs, et se bat pour une cause
perdue d'avance. Et l'amertume n'en est que plus tangible.
Claude Mesplède : Vos textes sont fort précis sur le plan
historique aussi j'aimerai savoir où et comment trouvez-vous de la
documentation car vous n'êtes pas des historiennes de profession mais
plutôt des scientifiques ?
Thanh-Van : C'est vrai, à la base, nous sommes des
scientifiques et non des historiennes : l'écriture des enquêtes du
mandarin nécessite donc des recherches poussées que nous menons
essentiellement en bibliothèque. Celles des Langues Orientales et de
l'Ecole Française d'Extrême-Orient disposent d'un fonds impressionnant
d'archives et d'anciens documents sur les coutumes, la civilisation, la
médecine de l'époque. Autre source d'information : les sites internet
des différentes universités dans le monde, qui hébergent des thèses ou
des papiers sur des colloques concernant le taoïsme, la pharmacopée
chinoise... Pour les superstitions et les histoires de fantômes, pas
besoin d'aller bien loin. Nos parents en sont les principaux
pourvoyeurs. La période de recherches, bien qu'ardue et quelquefois
assez longue, représente ainsi une phase extrêmement riche qui rend
l'élaboration d'un roman d'autant plus passionnante.
Claude Mesplède : Vous écrivez des romans policiers. Mais lisez-vous des romans policiers et dans ce cas quels sont vos auteurs favoris ?
Kim : J'apprécie Jonathan Kellerman, Michael Connelly, Robert
Crais et Lawrence Block pour le rythme de leurs enquêtes, ainsi que
pour la psychologie des personnages.
Thanh-Van : Pour ma part, mes auteurs de romans policiers
préférés sont Ellery
Queen, James Ellroy, Carol O’Connell, Michael Connelly parce qu'ils
mettent en scène des personnages forts qui évoluent dans un milieu où
l'ambiance est primordiale (et parce qu'ils ont des noms en
"ell" - je plaisante). La frontière entre le bien et le mal est souvent
floue et l'on n'a pas l'impression d'une histoire monolithique. C'est
surtout l'ambiguïté générale qui me plaît chez eux.
Sophie Colpaert : Je vais continuer dans le sens de Claude en vous demandant ce qui vous a
donné l'envie d'écrire des romans policiers et puis, finalement, de
sauter le pas car entre l'envie et l'écriture, il y a parfois un fossé
de la taille d'un gouffre!
Thanh-Van : Je vois l'écriture d'un roman policier comme un
vaste jeu - jeu avec des événements imaginés qu'on agence pour
construire une histoire, jeu avec le lecteur qu'on mène de fausses
pistes en rebondissements, jeu avec les personnages qui meurent ou
survivent au gré de l'auteur, jeu avec les mots. Et c'est donc ça qui
m'a donné envie d'écrire les aventures du mandarin Tân. Pas toujours
évident de concrétiser ce que l'on désire, mais si l'on y réfléchit
bien, quel autre support permet de mettre en scène toutes les intrigues
qu'on souhaite ? Nul besoin de stars pour incarner les héros, nul
besoin de décors pharaoniques ou d'effets spéciaux ! On est le seul
maître à bord ! Jouer avec son imaginaire, se jouer de ses limites,
voilà ce qu'apporte l'écriture - et je considère cette liberté comme un
privilège.
Mais si écrire est un privilège, être lu est un honneur.
Gilda Fiermonte : Ci-dessous cinq petites questions un peu tardives (en ce moment j'ai trop de
travail) dont certaines sont juste des compléments à d'autres déjà posées :
Le fait de travailler à 4 mains vous permet-il d'avancer plus vite (dans
le sens où cela vous obligerait l'une vis-à-vis de l'autre de maintenir un
certain rythme de travail, respecter certains délais), ou au contraire
est-ce que cela rend le travail plus lent (parce qu'il faudrait du temps
pour se mettre d'accord, reprendre certains points qui seraient sources de
désaccord, rendre le style plus homogène).
Thanh-Van : Je pense que le fait de travailler à 2 permet
d'aller plus vite, dans le sens où l'écriture, si elle est bien
répartie, se fait deux fois plus rapidement. Il est certain que la
phase initiale exige davantage de temps (exposition de l'intrigue,
discussion, partage des chapitres...), mais une fois que les chapitres
sont distribués, on gagne en vitesse à cause du scénario bien établi et
des délais déjà fixés. Cependant, cette façon de travailler n'est pas
toujours applicable : le rythme varie suivant les dispositions de
chacune, ainsi que de sa vitesse d'écriture. C'est ce décalage qui rend
les choses plus difficiles à force, et incite plutôt à écrire chacune
de son côté. Mais pour les oeuvres écrites ensemble, l'homogénéisation
du style n'a jamais posé problème, pas plus que tous les désaccords
concernant l'intrigue, car ils ont été réglés au départ.
Gilda Fiermonte : Est-ce que quand vous travaillez à 2, vous avez tendance à garder une
sorte de répartition des rôles dans l'avancement du livre (que ce soit dans
les tendances de l'intrigue ou dans l'organisation, l'une préférant établir
le premier jet et l'autre au contraire retravailler les textes, ou que
sais-je ?) ou au contraire est-ce très variable ?
Thanh-Van : C'est variable et fonction du scénario. Celle
qui propose le scénario prend généralement les devants lors de la phase
initiale. Mais souvent, à cause de nos rythmes d'écriture, c'est moi
qui établis le premier jet et Kim qui s'occupe de retravailler les
textes. Je n'aime pas relire et elle a une bonne vision des détails,
ainsi que de la cohérence globale.
Gilda Fiermonte : D'après ce que j'ai pu lire de vos biographies sur le site de Mauvais
Genres, vous avez toutes les deux fait des études scientifiques et au moins
l'une d'entre vous a travaillé comme ingénieur informaticienne. Même si ce
n'est plus le cas aujourd'hui, comment avez-vous fait au départ pour
concilier ce genre de job et le travail d'écriture ?
Je ne pose pas cette question par hasard : je fais exactement ce type de
boulot, et je trouve justement que ça ne laisse pas assez de place pour
autre chose dans une vie (que ce soit une petite famille, du sport, lire,
écrire ou tout ce qui pourrait faire qu'une vie soit un tant soit peu
harmonieuse et équilibrée).
Thanh-Van : Pour ma part, l'écriture était un complément
indispensable à mon travail d'ingénieur. Le genre de créativité que
demande l'informatique est aux antipodes de celui qu'exige
l'élaboration d'un roman, donc c'était une joie pour moi de pouvoir
changer de registre, et de tordre le cou au mythe du scientifique qui
ne sait pas écrire. Mais il est vrai que j'y consacrais mes soirées,
mes week-ends...
Je comprends tout à fait votre remarque sur le peu de place pour autre
chose que laisse un tel job : c'est pour cela que j'ai effectué la
coupure l'année dernière pour faire un tour du monde. Pour moi, c'était
une question de priorité et de motivation - il y avait des choses que
j'avais décidé de ne pas laisser passer dans cette vie.
Gilda Fiermonte : Quelqu'un posait la question du siècle choisi, mais j'aurais plutôt envie
de poser la question symétrique : pourquoi pas de nouvelles intrigues (avec
de tout autres personnages) dans le Viêtnam récent ou contemporain ?
Thanh-Van : J'ai réfléchi aussi à cette éventualité, mais
je pense que je me dirigerais plus volontiers vers un roman en France
de nos jours, plutôt que dans le Viêt-Nam contemporain. A mes yeux, le
XVIIe siècle apporte une part de rêve et de fantaisie dont est privé le
XXe siècle. Certes, il y a une foule de sujets passionnants
(politiques, sociaux...) à aborder dans le Viêt-Nam de nos jours. Mais
trop récents, trop passionnels, ils demandent, je crois, un traitement
différent de ce que nous avons l'habitude de leur accorder dans les
aventures du mandarin Tân.
Gilda Fiermonte : Les quatrièmes de couv. des éditions Picquier insistent sur le fait que le
personnage du mandarin Tân est inspiré d'un aïeul maternel. Seulement si
vous considérez que ce n'est pas indiscret, qu'en est-il exactement ?
Kim : Le vrai mandarin de notre famille, c'était notre
arrière grand-père, qui vécut à la charnière des 19e et 20e siècles. Il
était, dit-on, le plus jeune lauréat des Concours Triennaux. Il n'y
avait pas de limite d'âge pour devenir mandarin; ainsi fut-il nommé
haut fonctionnaire du Viêt-Nam à l'âge de 16 ans.
Dans notre famille, sa carrière fulgurante était abondamment citée en
exemple, et sa figure légendaire veillait sur nous... et nos études.
Tout comme le mandarin Tân fin et déductif, notre aïeul n'aurait pas
manqué de venir à bout des énigmes retorses que nous avons concoctées.
En revanche, la prestance, le charme et le physique avantageux du
mandarin Tân sont les fruits de notre imagination : des archives
familiales, il ne reste rien. Et notre grand-mère, la fille du
mandarin, l'a peu connu. En effet, il est mort jeune.
Bernard Strainchamps : Si il fallait caractériser en un seul mot votre écriture, je choisirais
plaisir. Etes-vous d'accord ?
Thanh-Van : Parfaitement d'accord ! Je ne connais rien de
plus plaisant que d'inventer et de raconter des histoires qui font
rêver et rire et réfléchir.
Bernard Strainchamps : La sexualité est présente et particulièrement dans le dernier opus. Juste
pour apporter "une touche exotique supplémentaire" ?
Thanh-Van : Au contraire, la sexualité fait partie
intégrante de nos romans. C'est l'une des préoccupations favorites des
taoïstes, dont les pratiques diverses et variées ont donné lieu à des
manuels du sexe très détaillés. Avec leur vocabulaire imagé et
poétique, ils décrivent des positions hardies et des cures infaillibles
- mais toujours dans le but d'atteindre l'immortalité de l'adepte, bien
sûr ! La sexualité libérée, débridée et joyeuse, voilà qui permet de
donner un ton léger à nos histoires, tout en abordant un sujet par
ailleurs culturel, lié non seulement à la philosophie, mais aussi à
l'alchimie.
Dans l'Aile d'airain, il est vrai que la sexualité est souvent
évoquée, mais de façon assez détournée et équivoque. Il y a davantage
de sous-entendus que de scènes explicites (pour cela, se rapporter
plutôt au Temple de la Grue écarlate !). Pour l'ambiance sans doute un
peu plus grivoise que d'ordinaire, j'assume l'entière responsabilité !
Bernard Strainchamps : Vos romans sont à la frontière de trois genres : enquête, fantastique et
historique. Ce mélange est-il difficile à fabriquer ?
Thanh-Van : L'équilibre entre enquête, fantastique et
historique n'est pas toujours facile à atteindre. Cependant, ce qui est
clair, c'est que l'aspect enquête doit piloter l'ensemble puisque, à la
base, il s'agit d'investigations. Par conséquent, l'accent est mis sur
le déroulement logique et imparable de l'intrigue, sans quoi le lecteur
se sentirait floué à la fin.
D'autre part, les aventures se passant dans le Viêt-Nam du XVIIe
siècle, la composante historique doit être bien étayée : il faut à tout
prix éviter les anachronismes et apporter des informations documentées.
La latitude que nous avons en ce domaine réside dans le choix des
détails (objets du culte, habillement des personnages, description des
bâtiments...).
Le dernier élément, le fantastique, est pour moi le plus libérateur
: c'est lui qui permet d'ajouter à nos récits une note fantaisiste,
irréelle et visionnaire. Personnellement, j'éprouve beaucoup de plaisir
à naviguer entre le concret et le rêve, à brouiller la démarcation
entre le réel et l'imaginaire. Le délire du jésuite
Hsiu-Tung, les cauchemars du mandarin et les rêves prémonitoires de
Dinh en sont quelques exemples. Le folklore et les superstitions viêts
vont également dans ce sens, en faisant se côtoyer les esprits et les
vivants.
Néanmoins, au final, réalité et logique doivent prévaloir - et le
plus difficile à opérer est une résolution harmonieuse qui intègre et
explique le fantastique, tout en lui ayant fait la part belle.
Bernard Strainchamps : Les travers du Docteur Porc, est-ce du lard ou du cochon ? :-)
Thanh-Van :
A mon avis, les travers du docteur Porc, c'est du lard ET du cochon.
Pour preuve : sa conversation grasse et salée, et sa jalousie à l'égard
de Monsieur Bombyx, qui ne l'empêche pas de se complaire dans des
tenues de luxe - un vrai verrat soies, quoi !
Kim:
Ce cochon chinois - pardon, ce Cochinchinois, est un véritable homme de
lard: il aime se faire cuisiner, mais condition sine couenne non: qu'on
lui donne du groin à moudre.
Denise Trubert : La psychologie de vos personnages est très fouillée.
Comment faites-vous pur définir leur caractère ?
Thanh-Van :
Au départ, les personnages remplissent une fonction dans l'intrigue et
apparaissent dans des contextes bien définis (un prince à la Capitale,
un maître d'école à la campagne, un eunuque à la cour...). Mais les
cantonner dans leur seul rôle serait réducteur, et il faut les étoffer.
Pour cela, tous les moyens sont bons : si nous les visualisons comme
une connaissance, ils hériteront des qualités (et surtout des défauts)
de cette personne (par exemple, Monsieur Mignon l'Habilleur des Morts
et le jésuite Hsiu-Tung); s'ils sont des créatures de notre
imagination, nous les obligeons à se dévoiler par leurs paroles. C'est
assez étrange, mais voici ce qui se passe, en ce qui me concerne: quand
les personnages participent à des dialogues, il arrive un moment où ils
m'échappent et se mettent à parler de leur propre chef (c'était
notamment le cas de Monsieur Thiên dans L'Aile d'airain). Il devient
alors facile de cerner leur caractère et leur psychologie, et de bâtir
de nouvelles scènes les concernant.
Les
personnages récurrents, eux, continuent à évoluer dans leur coin, et
révèlent des traits nouveaux au cours des épisodes (cas de Dinh,
emporté par sa fibre artistique dans L'Aile d'airain).
Denise Trubert : Vous décrivez des homosexuels. Comment étaient-ils
considérés dans le Daï-viêt de l'époque ?
Thanh-Van :
Je ne pense pas me tromper en disant qu'ils étaient plutôt bien tolérés
à l'époque. En effet, le code légal des empereurs Lê - qui cite les
peines pour des crimes comme le viol, l'inceste, l'adultère - ne
mentionne rien concernant l'homosexualité. Cependant, du point de vue
des taoïstes qui prônent des exercices sexuels poussés, l'homosexualité
mâle conduit au gaspillage du yang, et du point de vue des confucéens,
elle nuit à la perpétuation de la lignée. Parallèlement, dans la Chine
des Ming, les homosexuels bénéficiaient aussi d'une certaine tolérance,
et ce n'est qu'au contact de la religion catholique qu'ils ont commencé
à être persécutés (par exemple, ceux qui partaient pour les
Philippines, pays dominé par les Espagnols).
Denise Trubert : Comment élaborez-vous les parties les plus
scientifiques de vos romans ?
Thanh-Van :
J'essaie d'incorporer dans les romans les sujets qui me passionnent,
pour partager mes intérêts avec le lecteur. Mais ils doivent aussi être
reliés à l'époque ou au lieu, afin que cela soit pertinent. La Poudre
noire de Maître Hou a justement illustré cet aspect : l'intrigue, qui
se noue autour de l'état des sciences en Orient, a permis d'aborder des
thèmes comme le magnétisme, l'astronomie... Au contraire, dans L'Aile
d'airain, c'est plutôt la biologie qui prime. Une fois le sujet trouvé,
il faut que le scénario en exploite les richesses en les rattachant à
un crime.
Denise Trubert : Comment choisissez-vous les couvertures de vos
romans ?
Thanh-Van : Le choix des couvertures revient à notre éditeur, Philippe
Picquier.
Denise Trubert : Les remèdes traditionnels que vous décrivez sont-ils
réels ? Comment se différencient les médecines traditionnelles
vietnamiennes et chinoises ?
Thanh-Van :
Les remèdes que nous citons existent et sont documentés dans des
traités de médecine traditionnelle. Ils s'appuient principalement sur
les plantes et les bêtes locales, et appliquent aussi le système des
correspondances taoïstes pour la guérison des maladies. Il n'y a pas de
différence notable entre les médecines traditionnelles viêts et
chinoises, parce que c'est la Chine qui nous a légué l'essentiel des
principes.
Denise Trubert : Que reste-t-il comme traces des enquêtes du vrai
mandarin tân, votre ancêtre ? Les utilisez-vous pour
vos intrigues ?
Thanh-Van : Notre aïeul n'ayant pas été chargé de la justice, il n'a pas mené d'enquêtes !
Denise Trubert : Les moïstes ont-ils réellement existé ? Quelle a été
leur influence sur l'histoire du Daï-viêt ?
Thanh-Van :
Les disciples de Mo-tseu, qui vécut au Ve siècle avant JC en Chine, ont
bien existé. Ils dénonçaient les rivalités de prestige entre les
différents seigneurs de l'époque, et prônaient une société égalitaire
fondée sur l'altruisme. Le Dai Viêt du XVIIe siècle ne devait pas
compter beaucoup de moïstes, et c'est essentiellement pour les
nécessités de l'intrigue qu'ils apparaissent dans La Poudre noire de
Maître Hou.
Denise Trubert : Les lieux que vous décrivez sont-ils réels ?
Thanh-Van :
Ca dépend. Sont fictifs : la petite province reculée dans Le Temple de
la Grue écarlate, le village natal du mandarin Tân (inspiré cependant
du village de mon grand-père paternel). Thang Long est la capitale du
Dai Viêt, la baie du Dragon est la baie d'Ha Long (mais elle ne portait
pas ce nom au XVIIe siècle).
Denise Trubert : Vous parlez souvent des ethnies minoritaires du
Daï-viêt. Pourquoi ?
Thanh-Van :
Les ethnies minoritaires n'ont pas la vie facile. Repoussées dans les
montagnes lors de l'installation des premiers arrivants chinois dans la
péninsule, elles ont toujours été mal considérées par les Viêts.
Chasseurs émérites, ainsi que guérisseurs de talent, ces hommes et ces
femmes semblaient s'imposer naturellement dans certaines aventures du
mandarin Tân, et permettaient en outre de montrer une culture
différente de celle des Viêts qui est basée sur l'héritage chinois.
Kim: Le confucianisme induit un certain
conformisme social. Parler des ethnies minoritaires permet
d'évoquer une "vietnamité" autre. J'ai aussi une
faiblesse pour la sensualité fantasmée des jeunes
Moïs.
Henri-Marie : Il
y a 36 ans le 31 Janvier 68 avait lieu au Vietnam l'offensive du Têt à
la veille de l'année du Singe comme cette année. Dans l'Ombre du prince
le discours semble assez pro-paysan contre le pouvoir des mandarins. En
68 de quel côté aurait été votre héros, le mandarin Tân ? Ais-je tort
de le voir plutôt au nord ?
Thanh-Van :
Bien vu pour l'offensive du Têt ! Vous avez raison, dans l'Ombre du
prince on sent bien le parti pris pour les paysans face au pouvoir. Il
faut se rappeler qu'en cette époque de déliquescence politique, princes
et mandarins avaient perdu la notion d'intégrité, plus intéressés par
leurs propres ambitions que par le bien-être du peuple. D'ailleurs,
leurs exactions répétées finissent par engendrer en 1771 un soulèvement
populaire, la révolte des Tây Son, qui restitue pendant un court laps
de temps le pouvoir légitime de l'empereur Lê. Mais le mandarin Tân,
lui même fils de paysan, ne sera pas là pour le voir.
En
1968, il n'y a plus de mandarins, mais des paysans dont on bombarde les
villages dans le Nord. Pour que son pays redevienne souverain, le
mandarin Tân aurait-il été de leur côté ? J'aimerais le croire.
Henri-Marie :
Dans les livres qu'il m'a été donné de lire, une constante tient dans
l'usage des médications et des poisons. Vous êtes toutes deux des
scientifiques mais plutôt dans le domaine mathématique-Physique.
Avez-vous un regret de ne pas vous être orientée vers une carrière
médicale ?
Thanh-Van :
Certes, les pathologies étranges et les poisons m'intéressent
énormément, ainsi que les remèdes issus de la pharmacopée chinoise.
Mais j'avoue que la vue du sang m'indispose, malgré toutes les
descriptions barbares dont je suis capable. Alors, personnellement, je
reste fidèle aux sciences dures !
Kim:
Je n'aurais pas eu le courage physique d'exercer la médecine au
quotidien. En revanche, la médecine légale a de quoi faire captiver la
polardeuse que je suis.
Manuel Rulier : Question
plus indiscrète : vous souligniez la difficulté de concilier vos
métiers scientifiques, la famille et l'écriture. Mais le succès de vos
romans ne vous met-il pas à l'abri du besoin en vous laissant le temps
de peaufiner la prochaine histoire ?
Si ce n'est pas le cas, souhaiteriez-vous que ça arrive ou bien
préférez-vous conserver à tout prix une activité professionnelle ?
Thanh-Van :
Non, le succès de nos romans n'est pas encore tel qu'il nous met à
l'abri du besoin ! Personnellement, j'aimerais bien que ça arrive !
Mais je n'ai pas d'hésitation : si j'avais à choisir, je choisirais la
vie tout court sur la vie professionnelle.
Kim:
Pour moi, inventer des histoires, les écrire, est un immense plaisir.
Mais je craindrais que l'écriture ne devienne une activité trop
solitaire. Si la question se posait... je continuerais sans doute mon
occupation professionnelle.
Manuel Rulier : On
connaît maintenant vos goûts en matière de thriller, mais qu'en est-il
des auteurs fantastiques et de science-fiction ? Vos livres de chevets
?
Thanh-Van : Mes auteurs de
science-fiction préférés sont David Brin (un ancien élève de Caltech
aussi, qui peut vivre de sa plume, lui !), Arthur C. Clark, Neal
Stephenson, Iain Banks, Ray Bradbury. Pour le fantastique : Robert
McCammon, Stephen King, Dan Simmons, Peter Straub. Mon livre de chevet
: Ada de Nabokov.
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