Réponses des soeurs Tran-Nhut
aux questions des abonnés de la liste de discussion


Jauhel. : Je n’ai lu que deux des enquêtes du mandarin Tân : Le Temple de la Grue écarlate, et L’Ombre du Prince, mais j’y ai pris beaucoup de plaisir. Tout d’abord je vous félicite pour la rigueur de vos intrigues. On est pris par l'action, par le désir de comprendre et vous ne trichez pas. Le lecteur a les éléments nécessaires pour faire ses déductions et la solution proposée est toute à fait satisfaisante. Cela est loin d’être le cas dans tous les romans policiers, souvent l’auteur se soucie assez peu de la vraisemblance, plus soucieux de soutenir l’intérêt de son lecteur que de la crédibilité de son récit. Deuxième qualité extrêmement précieuse : vous nous projetez dans une civilisation qui nous est inconnue (honnêtement je ne pense pas que beaucoup de mes compatriotes connaissent grand-chose à l’histoire et à la culture du Viêt-Nam au 17ème siècle, pour ma part j’en ignorai tout), or cette introduction dans un monde nouveau se fait sans douleur. Nous sommes certes dans une société étrangère mais nous comprenons tout. Un vrai miracle. Dans la plupart des ouvrages de ce genre l’auteur a besoin de pages et de pages d’explications fort ennuyeuses pour nous permettre d’interpréter le contexte et les personnages. Dans vos récits tout ce passe en apparence naturellement. Pas besoin de notes en bas de page, pas besoin de digressions savantes plus ou moins bien introduites au cours du livre. Par je ne sais quel acte littéraire un peu sorcier, nous nous retrouvons contemporains de votre mandarin. Chapeau !!! 

D’où vient l’importance de la nourriture dans vos romans ? Les héros passent un temps considérable à manger. Nous n’ignorons rien du détail de leur repas et nous avons même souvent droit à des recettes précises. 

Thanh-Van : Effectivement, la nourriture occupe une place non négligeable dans nos romans. Il y a plusieurs raisons à cela. D'abord, les Viêts aiment manger. Aujourd'hui, il suffit de se promener dans les rues au Viêt-Nam pour s'apercevoir qu'il y a toujours quelqu'un occupé à grignoter quelque chose. Mais dans le contexte de nos histoires, la nourriture permet d'apporter une touche exotique supplémentaire, car non seulement on cuisine avec des épices et des herbes spécifiques au pays (cardamome, cumin, curcuma, citronnelle...), mais on ne craint pas non plus de les utiliser pour accommoder des bêtes diverses et variées. Ainsi, les écailles du fameux pangolin (celui-là même par qui le SRAS actuel est arrivé), les holothuries ou concombres de mer, les grillons, et même le modeste rat des champs. Aucun animal qui bouge n'est à l'abri de la curiosité gustative de tout Viêt qui se respecte, et on s'aperçoit alors que la gastronomie est bien fonction de la culture. Cependant, dans L'Ombre du Prince, la nourriture revêt une dimension particulière, car elle s'inscrit, elle aussi, dans le système de Classification. L'harmonie cosmique passe également par les correspondances entre les saveurs et les odeurs: le goût acide est lié à l'odeur de rance, l'amer au brûlé, le doux au parfumé, l'âcre à l'odeur de viande crue, le salé à l'odeur de pourri. On atteint l'harmonie gustative en équilibrant ces cinq éléments, comme on crée une mélodie plaisante avec les cinq notes.  

Jauhel. : Vous êtes des femmes jeunes, pourquoi avoir choisi de situer vos histoires dans une époque et un lieu où la condition féminine était particulièrement déplorable ? 

Thanh-Van : La condition de la femme au Viêt-Nam a toujours été assez ambiguë. D'un côté, elle est émancipée, dans la mesure où elle travaille et participe à la vie agraire. De l'autre, elle reste asservie au système confucéen qui considère que l'héritier mâle est primordial pour le culte des ancêtres. Au XVIIe siècle, la liberté de mouvement de la femme viêt a étonné plus d'un voyageur européen: à l'époque, en Chine, la femme était plus recluse et avait encore les pieds bandés. Il nous a semblé intéressant de montrer cette situation équivoque en parlant des concubines, des mariages arrangés, des cures destinées à guérir l'infertilité..., mais également en mettant en scène des femmes de tête qui manipulent les hommes à leur insu. En définitive, il s'agit de brouiller les frontières du pouvoir et d'instiller le doute dans l'esprit du lecteur. 

L'ironie, c'est que la société viêt actuelle n'est pas si différente de ce qu'elle était par le passé. De même que notre histoire a été marquée par des héroïnes militaires que tout écolier viêt connaît - les soeurs Trung qui ont libéré le pays du joug des Chinois en l'an 40, de même les femmes ont pris les armes pendant les dernières guerres d'indépendance. Cependant, les pèlerinages au lac du Dragon subsistent de nos jours, pour clamer l'importance de l'héritier mâle dans un système qui reste fortement confucéen.  

Jauhel. : Enfin j’ai appris que la dernière enquête du mandarin Tân était l’œuvre de Thanh-Van, Kim a-t-elle décidé de partir vers de nouvelles aventures ? 

Kim : Merci pour ces commentaires très flatteurs et fort encourageants.Oui, pour l'instant je me tourne vers l'écriture d'aventures pour la jeunesse, dans un registre plus fantaisiste et peut-être fantastique. Mais ce sont encore des projets.... 

Bernard Strainchamps : Comment écrit-on à quatre mains ? 

Kim : Pour écrire à quatre mains, il faut pas mal de discipline et de complicité. Nous commençons par chercher des idées d'intrigues chacune de notre côté, en travaillant la documentation dans les bibliothèques universitaires. Nous élaborons ensuite un scénario en commun, qui se doit d'être exhaustif: la place exacte des différentes scènes dans le roman est précisée, l'introduction des divers indices à l'adresse du lecteur est planifiée. Ensuite vient la distribution des chapitres: chacune de nous essaie d'écrire sur les personnages qu'elle préfère, ou sur les scènes qui l'inspirent le plus. Nous mettons en commun les textes au fur et à mesure de leur écriture. Le "lissage" intervient ensuite, histoire que les différences de style ne soient pas trop flagrantes au cours d'un récit qui doit rester cohérent.  
 
Bernard Strainchamps : Et est-ce facile de repasser à deux mains ? 

Thanh-Van :
Le fait d'écrire seule les aventures du mandarin dans l'Aile d'airain m'a apporté deux choses: d'abord, une angoisse initiale très forte et ensuite une sensation de liberté totale. Au départ, il y a un doute indéniable car l'élaboration du scénario, qui est crucial à mes yeux, se fait dans la solitude la plus complète. D'habitude, l'intrigue est construite à deux, donc les garde-fous fonctionnent et la cohérence est garantie. Mais une fois le scénario ficelé, l'écriture a été une pure joie. Dans l'Aile d'airain, j'ai décidé de donner plus de latitude à certains personnages, j'ai pu exprimer une exubérance pour laquelle j'étais entièrement responsable. Mener l'histoire de bout en bout est exaltant, et tuer des personnages à sa guise est un plaisir incontestable ! 

Maïté Bernard : Je viens de finir "Le Temple de la grue écarlate".  Vous réussissez bien les scènes de bataille, les scènes de meurtre, les scènes de dialogue, les scènes de tribunal, les scènes de repas, les scènes intimes, il y a de la sensualité dans votre roman, vos personnages sont très bien définis, j'ai été vraiment touchée par le petit Cerf Volant et le sort réservé aux enfants en général dans ce livre (notamment avec l'horrible maître d'école), bref... pouvez-vous nous rassurer et nous dire que tout cela se fait dans la douleur, l'effort, les disputes, et qu'il vous faut des années et plein de brouillons avant d'arriver au résultat final?

Kim : Dans la tradition confucéenne, l'individu se conçoit uniquement par rapport à son rôle social. Les enfants n'échappent pas à cette classification, et le but de leur éducation consistait à en faire de bons sujets de l'Empire... On comprend donc qu'un maître d'école se désespère lorsque ses élèves ne suivent pas la droite ligne de pensée. "Le Temple de la grue écarlate" était notre premier roman : même si effectivement nous avons pas mal tâtonné, et parfois dû réécrire des passages, nous nous sommes bien amusées à tirer les ficelles de nos pauvres personnages !

Agnès Ladurès : Grosse question naïve de fan.  Vos livres donnent envie de voyager.  Pourriez-vous demander à votre éditeur d'inclure un plan du Vietnam et des frontières avec la Chine dans vos prochains livres, pour qu'on suive mieux ?

Thanh-Van : Bonne idée ! En attendant, voici quelques repères : le Viêt-Nam est un pays en forme de "S" bordé par la Mer de Chine. De nos jours, on distingue 3 régions et villes principales: au nord, la capitale, Hanoi; au centre, Huê; au sud, Hô Chi Minh Ville (ex-Saigon). Au XVIIe siècle, c'est plus simple: il y a essentiellement la capitale Thang Long (ancien nom de Hanoi) et le port de Faifo (ancien nom de Hoi An). Phu Xuân (ancien nom de Huê) ne deviendra la capitale impériale qu'au XVIIIe siècle. Plus au sud, les terres du delta du Mékong appartiennent encore au royaume indianisé du Champa qui sera phagocyté par le Dai Viêt à la fin du XVIIe siècle.

Laurent Greusard : Pouvez vous nous en dire plus sur les génies et autres fantômes qui semblent hanter les histoires, empêcher les survivants de vivre correctement (les héritiers du marquis, la façon dont les adjoints de Tan font parler le gardien de la porte)?

Thanh-Van : Quand on lit les aventures du mandarin Tân, on s'aperçoit que les esprits et les fantômes font partie intégrante de la vie des gens, au point d'influencer les actions des vivants. La raison en est que le peuple viêt est extrêmement superstitieux. L'animisme originel se traduit par la vénération d'arbres particuliers dans la jungle (ficus, banians...) qu'on dit habités par des esprits de femmes souvent maléfiques (cf. L'Aile d'airain). Certains animaux revêtent également un pouvoir surnaturel, d'où les pagodons dressés en leur honneur (serpent, tigre - qu'on appelle Le Seigneur Tigre par déférence). En outre, des armées de fantômes et de démons de tous poils viennent grossir la cohorte des esprits auxquels il faut faire très attention. Susceptibles et irascibles, ces derniers prennent vite la mouche pour une parole de travers, et n'hésitent pas à sévir. En général, il s'agit de morts ayant connu une fin violente et qui ont été privés d'une sépulture convenable ou d'intégrité corporelle : les noyés, les pendus, les brûlés, les décapités, les mutilés. Chaque type de revenant porte un nom spécifique et a un comportement particulier. Par exemple, les "ma than vong" sont les âmes des individus ayant péri par la corde, qui incitent au suicide ceux qui ont déjà essayé de se tuer une première fois. Pour éviter leurs méfaits, quand on décroche un pendu, il faut veiller à couper la corde au lieu de simplement la dénouer. Les "quy" sont des démones particulièrement redoutables, car elles prennent apparence humaine pour mieux perdre les vivants. Quant aux génies, il y a les bons - les génies tutélaires - qui gardent un village et qu'on honore chaque année par une fête, et il y a les méchants qu'on tente d'éloigner grâce à des séances d'exorcisme.

Pourquoi cette interpénétration du monde des morts et du monde des vivants ? D'abord, parce que le culte des ancêtres est central à la société confucéenne. En honorant la mémoire de ses ancêtres, on participe à leur immortalité. D'où l'importance d'avoir des héritiers (mâles) : sans eux, le mort est voué à l'oubli. Ensuite, parce que le taoïsme, qui coexiste par ailleurs dans le pays avec le bouddhisme, fait la part belle aux pratiques de magie.

Par conséquent, le mandarin Tân est très attaché au culte des ancêtres et est incollable en démonologie. Cependant, il ne s'agit pas d'histoires de fantômes mais d'une enquête policière : pour cette raison, c'est la peur des esprits qui permet de faire avancer l'investigation, et non les esprits eux-mêmes. Ainsi, les superstitions deviennent l'instrument de la justice parce qu'elles sont enracinées dans la psychologie collective et constituent un incontournable moyen de pression.

Laurent Greusard : Est-ce dans la tradition de votre pays d'origine de concilier dans un même texte des éléments sérieux et des mouvements parodiques (le colloque, la visite du malade dans le restaurant)?

Thanh-Van : A ma connaissance, cela arrive peu dans la littérature classique viêt. Mais c'est un peu notre coup de patte que d'inclure des passages parodiques, voire déjantés, dans les enquêtes. Cela permet des ruptures en tous genres (rupture de style, de rythme, de point de vue) et imprime une accélération à la narration. Cependant, ces scènes ne sont pas gratuites, mais contribuent à faire avancer l'intrigue : elles servent à introduire des indices ou à apporter un éclairage nouveau sur un certain personnage.

Inutile de préciser que de telles scènes nous permettent aussi de nous lâcher et de ne pas nous prendre au sérieux ! Evidemment, nous en profitons pour égratigner telle ou telle profession et pour laisser traîner quelques opinions politiquement incorrectes. Les jeux de mots, les non-dits, les sous-entendus, les quiproquos, les anachronismes voulus participent aussi à instaurer une atmosphère plus ludique. Et en fin de compte, ce qui me plaît, c'est ce jeu perpétuel avec le lecteur. Quoi de plus jouissif que de lui faire prendre des vessies pour des lanternes ?

En définitive, voici ma vision des enquêtes du mandarin Tân : des éclats de rire au milieu des flaques de sang.

Laurent Greusard : Avez vous vraiment voulu travailler sur votre version du tueur en série avec mobile (ici très fouillé)?

Thanh-Van : Bien sûr, c'est là le moteur de nos histoires. Il s'agit bien d'enquêtes policières historiques, ce qui signifie que le contexte historique joue un rôle crucial au lieu d'être réduit à un prétexte de dépaysement. C'est pour cette raison que nous avons placé les romans au XVIIe siècle, qui est une époque agitée (crise politique interne, exposition brutale aux civilisations occidentales, guerres frontalières...). Les protagonistes doivent réagir à cette atmosphère explosive, et le meurtrier doit y puiser les motivations de son crime. Pour pouvoir illustrer la civilisation d'alors, avec ses acquis et ses interrogations, il faut que le mobile du meurtrier s'inscrive dans la philosophie et les croyances de l'époque. Mieux que ça : il faut que le crime soit un crime qui ne puisse s'accomplir qu'à cette époque précise, parce que certaines conditions historiques et sociales se trouvent justement réunies.

Pour ma part, l'important n'est pas qui a tué, mais pourquoi il a tué. Le psychopathe impulsif, ou simplement fou, m'intéresse moins que le psychopathe intelligent. Celui qui sait anticiper et manipuler, planifier et dissimuler, c'est le criminel rêvé, parce qu'il aura eu une vision globale de la situation et l'aura asservie à ses desseins. Une intelligence dévoyée, calculatrice et implacable, un sens aigu de la stratégie, voilà les qualités que j'essaie de donner à mon tueur - et aussi, quelquefois, un idéal qui ne saurait survivre dans la société d'alors.

Claude Mesplède : J'éprouve vraiment un grand plaisir au fait que vous soyez les invitées de Mauvais genres. Cela devrait permettre à vos romans d'être encore davantage connus. Et appréciés comme le prouvent les premières questions qui vous sont posées. Ceci dit, je voudrais savoir ce qui vous a amené à composer comme vous l'avez fait l'entourage du mandarin Tân. Je pense en particulier au lettré Dinh et au pachydermique docteur Porc. Quelle est leur fonction ? Comment sont-ils nés ?

Thanh-Van : Si le mandarin Tân a été inspiré par un personnage réel, le lettré Dinh, lui, est une créature de pure fiction ! Son rôle, c'est d'épauler le mandarin dans ses enquêtes, en posant des questions ingénues que pourrait poser le lecteur. Plus important, sa vision décalée, quoique moins analytique que celle du mandarin, permet souvent de provoquer l'étincelle dans l'esprit de son ami, le guidant ainsi vers la solution qu'il cherche. Le lettré Dinh est indispensable car il représente l'élément perturbateur qui aidera à ébranler les convictions confucéennes du mandarin : trop fantaisiste pour ce système figé, accablé d'un grade médiocre aux concours triennaux, il ne cessera de critiquer les fondements du confucianisme, poussant ainsi le magistrat dans ses retranchements. Tour à tour acide et exubérant, il est cette voix contestataire et ironique qui énoncera le mieux les opinions des auteurs.

L'immense docteur Porc est aussi un atout pour le mandarin Tân : grâce à son étonnant savoir médical, il est d'une aide précieuse quand il s'agit d'examiner un cadavre ou de statuer sur un cas d'empoisonnement. D'une beauté surhumaine, il fait aussi montre d'une intelligence hors pair qui le propulse au sommet de sa profession. Mais devant tant de qualités, on est en droit de se demander : qu'en est-il des travers du docteur Porc ? Las, notre homme est affligé d'une surcharge pondérale notable et d'une haleine pestilentielle, ce qui n'entame en rien sa très haute opinion de sa personne. Or, c'est là l'une de ses raisons d'être : dépourvu de tact et débordant de fatuité, il se laisse aller à des remarques si tendancieuses qu'on se demande souvent si c'est du lard ou du cochon. Et ce sont ces agissements pas toujours très honorables qui font de lui un acolyte de poids dans l'équipe du mandarin Tân. 

Claude Mesplède : J'aimerai également savoir pourquoi vous avez choisi le 17e siècle et non pas le 16e ou le 18e.

Thanh-Van : Parce que le XVIIe siècle est le siècle de toutes les crises. Au XVIe siècle, malgré des tentatives d'usurpation, l'autorité de l'empereur Lê est toujours respectée, alors qu'elle est mise à mal au moment où le mandarin Tân prend ses fonctions. Or, l'un des piliers du confucianisme est la toute-puissance du Fils du Ciel, qui a reçu le Mandat céleste pour gouverner. Ainsi, la dispute pour le pouvoir entre les seigneurs Trinh du Nord et les seigneurs Nguyên du Sud bafoue les fondements mêmes du système et le menace d'implosion. En même temps, prenant exemple sur le pouvoir qui se délite, les mandarins se laissent aller à des abus à l'encontre du peuple : impôts toujours plus lourds, tributs injustifiés... Dans les campagnes, la colère gronde et la révolte n'attend que son heure pour éclater, car le Mandat céleste se mérite et les exactions du monarque peuvent provoquer sa révocation via une révolution (rupture du Mandat céleste = "cach mang", qui signifie précisément "révolution").

Miné de l'intérieur, le pays fait l'objet de convoitises de la part des étrangers venus d'Europe ou du Japon. Négociants et jésuites, débarquant au comptoir de Faifo, sont à la fois intéressés par les richesses naturelles du Dai Viêt (métaux, encens, bois précieux, épices...) et par la possibilité d'évangélisation d'un peuple par ailleurs assez souple dans ses croyances. 

De plus, les conflits immémoriaux entre le Dai Viêt et le Champa pour la possession de territoires dans le delta du Mékong et près des Hauts-Plateaux continuent sans relâche, drainant les forces du pays.

C'est également dans ce siècle en ébullition qu'on voit se profiler la scission entre le Nord et le Sud, avec le spectre d'une guerre civile, qui est la plus immonde des guerres - une brèche qui présage l'ouverture béante dans laquelle vont s'engouffrer les puissances étrangères, et qui mènera plus tard à la colonisation du pays. 

Quelle meilleure époque pour camper un héros, mandarin issu du peuple, bardé de convictions confucéennes, qui verra, au fil de ses aventures, s'effriter les bases d'une société qu'il avait idéalisée ? De doutes en désillusions, le mandarin Tân sera amené à questionner les doctrines de ce système qui l'a porté au pouvoir, et son souci principal sera de faire appliquer la justice dans un monde corrompu et menacé de toutes parts. 

Au XVIIIe siècle, il est déjà trop tard, et les dés sont jetés : les seigneurs Nguyên gagnent la partie, déplacent la capitale à Phu Xuân (actuelle Huê) et ouvrent la porte à l'envahisseur. Ce n'est pas par hasard que nous avons laissé le mandarin Tân s'engager aux côtés des seigneurs Trinh du Nord : dans le camp des futurs vaincus, il se cramponne à ses idéaux et à ses espoirs, et se bat pour une cause perdue d'avance. Et l'amertume n'en est que plus tangible. 

Claude Mesplède : Vos textes sont fort précis sur le plan historique aussi j'aimerai savoir où et comment trouvez-vous de la documentation car vous n'êtes pas des historiennes de profession mais plutôt des scientifiques ?

Thanh-Van : C'est vrai, à la base, nous sommes des scientifiques et non des historiennes : l'écriture des enquêtes du mandarin nécessite donc des recherches poussées que nous menons essentiellement en bibliothèque. Celles des Langues Orientales et de l'Ecole Française d'Extrême-Orient disposent d'un fonds impressionnant d'archives et d'anciens documents sur les coutumes, la civilisation, la médecine de l'époque. Autre source d'information : les sites internet des différentes universités dans le monde, qui hébergent des thèses ou des papiers sur des colloques concernant le taoïsme, la pharmacopée chinoise... Pour les superstitions et les histoires de fantômes, pas besoin d'aller bien loin. Nos parents en sont les principaux pourvoyeurs. La période de recherches, bien qu'ardue et quelquefois assez longue, représente ainsi une phase extrêmement riche qui rend l'élaboration d'un roman d'autant plus passionnante. 

Claude Mesplède : Vous écrivez des romans policiers. Mais lisez-vous des romans policiers et dans ce cas quels sont vos auteurs favoris ?

Kim : J'apprécie Jonathan Kellerman, Michael Connelly, Robert Crais et Lawrence Block pour le rythme de leurs enquêtes, ainsi que pour la psychologie des personnages. 

Thanh-Van : Pour ma part, mes auteurs de romans policiers préférés sont Ellery Queen, James Ellroy, Carol O’Connell, Michael Connelly parce qu'ils mettent en scène des personnages forts qui évoluent dans un milieu où l'ambiance est primordiale (et parce qu'ils ont des noms en "ell" - je plaisante). La frontière entre le bien et le mal est souvent floue et l'on n'a pas l'impression d'une histoire monolithique. C'est surtout l'ambiguïté générale qui me plaît chez eux.

Sophie Colpaert : Je vais continuer dans le sens de Claude en vous demandant ce qui vous a donné l'envie d'écrire des romans policiers et puis, finalement, de sauter le pas car entre l'envie et l'écriture, il y a parfois un fossé de la taille d'un gouffre!

Thanh-Van : Je vois l'écriture d'un roman policier comme un vaste jeu - jeu avec des événements imaginés qu'on agence pour construire une histoire, jeu avec le lecteur qu'on mène de fausses pistes en rebondissements, jeu avec les personnages qui meurent ou survivent au gré de l'auteur, jeu avec les mots. Et c'est donc ça qui m'a donné envie d'écrire les aventures du mandarin Tân. Pas toujours évident de concrétiser ce que l'on désire, mais si l'on y réfléchit bien, quel autre support permet de mettre en scène toutes les intrigues qu'on souhaite ? Nul besoin de stars pour incarner les héros, nul besoin de décors pharaoniques ou d'effets spéciaux ! On est le seul maître à bord ! Jouer avec son imaginaire, se jouer de ses limites, voilà ce qu'apporte l'écriture - et je considère cette liberté comme un privilège. 

Mais si écrire est un privilège, être lu est un honneur. 

Gilda Fiermonte : Ci-dessous cinq petites questions un peu tardives (en ce moment j'ai trop de travail) dont certaines sont juste des compléments à d'autres déjà posées :

Le fait de travailler à 4 mains vous permet-il d'avancer plus vite (dans le sens où cela vous obligerait l'une vis-à-vis de l'autre de maintenir un certain rythme de travail, respecter certains délais), ou au contraire est-ce que cela rend le travail plus lent (parce qu'il faudrait du temps pour se mettre d'accord, reprendre certains points qui seraient sources de désaccord, rendre le style plus homogène).

Thanh-Van : Je pense que le fait de travailler à 2 permet d'aller plus vite, dans le sens où l'écriture, si elle est bien répartie, se fait deux fois plus rapidement. Il est certain que la phase initiale exige davantage de temps (exposition de l'intrigue, discussion, partage des chapitres...), mais une fois que les chapitres sont distribués, on gagne en vitesse à cause du scénario bien établi et des délais déjà fixés. Cependant, cette façon de travailler n'est pas toujours applicable : le rythme varie suivant les dispositions de chacune, ainsi que de sa vitesse d'écriture. C'est ce décalage qui rend les choses plus difficiles à force, et incite plutôt à écrire chacune de son côté. Mais pour les oeuvres écrites ensemble, l'homogénéisation du style n'a jamais posé problème, pas plus que tous les désaccords concernant l'intrigue, car ils ont été réglés au départ.  

Gilda Fiermonte : Est-ce que quand vous travaillez à 2, vous avez tendance à garder une sorte de répartition des rôles dans l'avancement du livre (que ce soit dans les tendances de l'intrigue ou dans l'organisation, l'une préférant établir le premier jet et l'autre au contraire retravailler les textes, ou que sais-je ?) ou au contraire est-ce très variable ?

Thanh-Van : C'est variable et fonction du scénario. Celle qui propose le scénario prend généralement les devants lors de la phase initiale. Mais souvent, à cause de nos rythmes d'écriture, c'est moi qui établis le premier jet et Kim qui s'occupe de retravailler les textes. Je n'aime pas relire et elle a une bonne vision des détails, ainsi que de la cohérence globale.

Gilda Fiermonte : D'après ce que j'ai pu lire de vos biographies sur le site de Mauvais Genres, vous avez toutes les deux fait des études scientifiques et au moins l'une d'entre vous a travaillé comme ingénieur informaticienne. Même si ce n'est plus le cas aujourd'hui, comment avez-vous fait au départ pour concilier ce genre de job et le travail d'écriture ? Je ne pose pas cette question par hasard : je fais exactement ce type de boulot, et je trouve justement que ça ne laisse pas assez de place pour autre chose dans une vie (que ce soit une petite famille, du sport, lire, écrire ou tout ce qui pourrait faire qu'une vie soit un tant soit peu harmonieuse et équilibrée).

Thanh-Van : Pour ma part, l'écriture était un complément indispensable à mon travail d'ingénieur. Le genre de créativité que demande l'informatique est aux antipodes de celui qu'exige l'élaboration d'un roman, donc c'était une joie pour moi de pouvoir changer de registre, et de tordre le cou au mythe du scientifique qui ne sait pas écrire. Mais il est vrai que j'y consacrais mes soirées, mes week-ends...  Je comprends tout à fait votre remarque sur le peu de place pour autre chose que laisse un tel job : c'est pour cela que j'ai effectué la coupure l'année dernière pour faire un tour du monde. Pour moi, c'était une question de priorité et de motivation - il y avait des choses que j'avais décidé de ne pas laisser passer dans cette vie. 

Gilda Fiermonte : Quelqu'un posait la question du siècle choisi, mais j'aurais plutôt envie de poser la question symétrique : pourquoi pas de nouvelles intrigues (avec de tout autres personnages) dans le Viêtnam récent ou contemporain ?

Thanh-Van : J'ai réfléchi aussi à cette éventualité, mais je pense que je me dirigerais plus volontiers vers un roman en France de nos jours, plutôt que dans le Viêt-Nam contemporain. A mes yeux, le XVIIe siècle apporte une part de rêve et de fantaisie dont est privé le XXe siècle. Certes, il y a une foule de sujets passionnants (politiques, sociaux...) à aborder dans le Viêt-Nam de nos jours. Mais trop récents, trop passionnels, ils demandent, je crois, un traitement différent de ce que nous avons l'habitude de leur accorder dans les aventures du mandarin Tân.

Gilda Fiermonte : Les quatrièmes de couv. des éditions Picquier insistent sur le fait que le personnage du mandarin Tân est inspiré d'un aïeul maternel. Seulement si vous considérez que ce n'est pas indiscret, qu'en est-il exactement ?

Kim : Le vrai mandarin de notre famille, c'était notre arrière grand-père, qui vécut à la charnière des 19e et 20e siècles. Il était, dit-on, le plus jeune lauréat des Concours Triennaux. Il n'y avait pas de limite d'âge pour devenir mandarin; ainsi fut-il nommé haut fonctionnaire du Viêt-Nam à l'âge de 16 ans.  Dans notre famille, sa carrière fulgurante était abondamment citée en exemple, et sa figure légendaire veillait sur nous... et nos études. Tout comme le mandarin Tân fin et déductif, notre aïeul n'aurait pas manqué de venir à bout des énigmes retorses que nous avons concoctées. En revanche, la prestance, le charme et le physique avantageux du mandarin Tân sont les fruits de notre imagination : des archives familiales, il ne reste rien. Et notre grand-mère, la fille du mandarin, l'a peu connu. En effet, il est mort jeune.

Bernard Strainchamps : Si il fallait caractériser en un seul mot votre écriture, je choisirais plaisir. Etes-vous d'accord ?

Thanh-Van : Parfaitement d'accord ! Je ne connais rien de plus plaisant que d'inventer et de raconter des histoires qui font rêver et rire et réfléchir. 

Bernard Strainchamps : La sexualité est présente et particulièrement dans le dernier opus. Juste pour apporter "une touche exotique supplémentaire" ? 

Thanh-Van : Au contraire, la sexualité fait partie intégrante de nos romans. C'est l'une des préoccupations favorites des taoïstes, dont les pratiques diverses et variées ont donné lieu à des manuels du sexe très détaillés. Avec leur vocabulaire imagé et poétique, ils décrivent des positions hardies et des cures infaillibles - mais toujours dans le but d'atteindre l'immortalité de l'adepte, bien sûr ! La sexualité libérée, débridée et joyeuse, voilà qui permet de donner un ton léger à nos histoires, tout en abordant un sujet par ailleurs culturel, lié non seulement à la philosophie, mais aussi à l'alchimie. 

Dans l'Aile d'airain, il est vrai que la sexualité est souvent évoquée, mais de façon assez détournée et équivoque. Il y a davantage de sous-entendus que de scènes explicites (pour cela, se rapporter plutôt au Temple de la Grue écarlate !). Pour l'ambiance sans doute un peu plus grivoise que d'ordinaire, j'assume l'entière responsabilité ! 

Bernard Strainchamps : Vos romans sont à la frontière de trois genres : enquête, fantastique et historique. Ce mélange est-il difficile à fabriquer ?

Thanh-Van : L'équilibre entre enquête, fantastique et historique n'est pas toujours facile à atteindre. Cependant, ce qui est clair, c'est que l'aspect enquête doit piloter l'ensemble puisque, à la base, il s'agit d'investigations. Par conséquent, l'accent est mis sur le déroulement logique et imparable de l'intrigue, sans quoi le lecteur se sentirait floué à la fin. 

D'autre part, les aventures se passant dans le Viêt-Nam du XVIIe siècle, la composante historique doit être bien étayée : il faut à tout prix éviter les anachronismes et apporter des informations documentées. La latitude que nous avons en ce domaine réside dans le choix des détails (objets du culte, habillement des personnages, description des bâtiments...). 

Le dernier élément, le fantastique, est pour moi le plus libérateur : c'est lui qui permet d'ajouter à nos récits une note fantaisiste, irréelle et visionnaire. Personnellement, j'éprouve beaucoup de plaisir à naviguer entre le concret et le rêve, à brouiller la démarcation entre le réel et l'imaginaire. Le délire du jésuite Hsiu-Tung, les cauchemars du mandarin et les rêves prémonitoires de Dinh en sont quelques exemples. Le folklore et les superstitions viêts vont également dans ce sens, en faisant se côtoyer les esprits et les vivants. 

Néanmoins, au final, réalité et logique doivent prévaloir - et le plus difficile à opérer est une résolution harmonieuse qui intègre et explique le fantastique, tout en lui ayant fait la part belle.

Bernard Strainchamps : Les travers du Docteur Porc, est-ce du lard ou du cochon ? :-)

Thanh-Van : A mon avis, les travers du docteur Porc, c'est du lard ET du cochon. Pour preuve : sa conversation grasse et salée, et sa jalousie à l'égard de Monsieur Bombyx, qui ne l'empêche pas de se complaire dans des tenues de luxe - un vrai verrat soies, quoi !

Kim: Ce cochon chinois - pardon, ce Cochinchinois, est un véritable homme de lard: il aime se faire cuisiner, mais condition sine couenne non: qu'on lui donne du groin à moudre.

Denise Trubert : La psychologie de vos personnages est très fouillée. Comment faites-vous pur définir leur caractère ?

Thanh-Van : Au départ, les personnages remplissent une fonction dans l'intrigue et apparaissent dans des contextes bien définis (un prince à la Capitale, un maître d'école à la campagne, un eunuque à la cour...). Mais les cantonner dans leur seul rôle serait réducteur, et il faut les étoffer. Pour cela, tous les moyens sont bons : si nous les visualisons comme une connaissance, ils hériteront des qualités (et surtout des défauts) de cette personne (par exemple, Monsieur Mignon l'Habilleur des Morts et le jésuite Hsiu-Tung); s'ils sont des créatures de notre imagination, nous les obligeons à se dévoiler par leurs paroles. C'est assez étrange, mais voici ce qui se passe, en ce qui me concerne: quand les personnages participent à des dialogues, il arrive un moment où ils m'échappent et se mettent à parler de leur propre chef (c'était notamment le cas de Monsieur Thiên dans L'Aile d'airain). Il devient alors facile de cerner leur caractère et leur psychologie, et de bâtir de nouvelles scènes les concernant. 

Les personnages récurrents, eux, continuent à évoluer dans leur coin, et révèlent des traits nouveaux au cours des épisodes (cas de Dinh, emporté par sa fibre artistique dans L'Aile d'airain).

Denise Trubert : Vous décrivez des homosexuels. Comment étaient-ils considérés dans le Daï-viêt de l'époque ?

Thanh-Van : Je ne pense pas me tromper en disant qu'ils étaient plutôt bien tolérés à l'époque. En effet, le code légal des empereurs Lê - qui cite les peines pour des crimes comme le viol, l'inceste, l'adultère - ne mentionne rien concernant l'homosexualité. Cependant, du point de vue des taoïstes qui prônent des exercices sexuels poussés, l'homosexualité mâle conduit au gaspillage du yang, et du point de vue des confucéens, elle nuit à la perpétuation de la lignée. Parallèlement, dans la Chine des Ming, les homosexuels bénéficiaient aussi d'une certaine tolérance, et ce n'est qu'au contact de la religion catholique qu'ils ont commencé à être persécutés (par exemple, ceux qui partaient pour les Philippines, pays dominé par les Espagnols). 

Denise Trubert : Comment élaborez-vous les parties les plus scientifiques de vos romans ?

Thanh-Van : J'essaie d'incorporer dans les romans les sujets qui me passionnent, pour partager mes intérêts avec le lecteur. Mais ils doivent aussi être reliés à l'époque ou au lieu, afin que cela soit pertinent. La Poudre noire de Maître Hou a justement illustré cet aspect : l'intrigue, qui se noue autour de l'état des sciences en Orient, a permis d'aborder des thèmes comme le magnétisme, l'astronomie... Au contraire, dans L'Aile d'airain, c'est plutôt la biologie qui prime. Une fois le sujet trouvé, il faut que le scénario en exploite les richesses en les rattachant à un crime. 

Denise Trubert :  Comment choisissez-vous les couvertures de vos romans ?

Thanh-Van : Le choix des couvertures revient à notre éditeur, Philippe Picquier.

Denise Trubert : Les remèdes traditionnels que vous décrivez sont-ils réels ? Comment se différencient les médecines traditionnelles vietnamiennes et chinoises ?

Thanh-Van : Les remèdes que nous citons existent et sont documentés dans des traités de médecine traditionnelle. Ils s'appuient principalement sur les plantes et les bêtes locales, et appliquent aussi le système des correspondances taoïstes pour la guérison des maladies. Il n'y a pas de différence notable entre les médecines traditionnelles viêts et chinoises, parce que c'est la Chine qui nous a légué l'essentiel des principes.

Denise Trubert : Que reste-t-il comme traces des enquêtes du vrai mandarin tân, votre ancêtre ? Les utilisez-vous pour vos intrigues ?

Thanh-Van : Notre aïeul n'ayant pas été chargé de la justice, il n'a pas mené d'enquêtes ! 

Denise Trubert : Les moïstes ont-ils réellement existé ? Quelle a été leur influence sur l'histoire du Daï-viêt ?

Thanh-Van : Les disciples de Mo-tseu, qui vécut au Ve siècle avant JC en Chine, ont bien existé. Ils dénonçaient les rivalités de prestige entre les différents seigneurs de l'époque, et prônaient une société égalitaire fondée sur l'altruisme. Le Dai Viêt du XVIIe siècle ne devait pas compter beaucoup de moïstes, et c'est essentiellement pour les nécessités de l'intrigue qu'ils apparaissent dans La Poudre noire de Maître Hou. 

Denise Trubert : Les lieux que vous décrivez sont-ils réels ?

Thanh-Van : Ca dépend. Sont fictifs : la petite province reculée dans Le Temple de la Grue écarlate, le village natal du mandarin Tân (inspiré cependant du village de mon grand-père paternel). Thang Long est la capitale du Dai Viêt, la baie du Dragon est la baie d'Ha Long (mais elle ne portait pas ce nom au XVIIe siècle). 

Denise Trubert : Vous parlez souvent des ethnies minoritaires du Daï-viêt. Pourquoi ?

Thanh-Van : Les ethnies minoritaires n'ont pas la vie facile. Repoussées dans les montagnes lors de l'installation des premiers arrivants chinois dans la péninsule, elles ont toujours été mal considérées par les Viêts. Chasseurs émérites, ainsi que guérisseurs de talent, ces hommes et ces femmes semblaient s'imposer naturellement dans certaines aventures du mandarin Tân, et permettaient en outre de montrer une culture différente de celle des Viêts qui est basée sur l'héritage chinois.

Kim: Le confucianisme induit un certain conformisme social. Parler des ethnies minoritaires permet d'évoquer une "vietnamité" autre. J'ai aussi une faiblesse pour la sensualité fantasmée des jeunes Moïs.

Henri-Marie : Il y a 36 ans le 31 Janvier 68 avait lieu au Vietnam l'offensive du Têt à la veille de l'année du Singe comme cette année. Dans l'Ombre du prince le discours semble assez pro-paysan contre le pouvoir des mandarins. En 68 de quel côté aurait été votre héros, le mandarin Tân ? Ais-je tort de le voir plutôt au nord ?

Thanh-Van : Bien vu pour l'offensive du Têt ! Vous avez raison, dans l'Ombre du prince on sent bien le parti pris pour les paysans face au pouvoir. Il faut se rappeler qu'en cette époque de déliquescence politique, princes et mandarins avaient perdu la notion d'intégrité, plus intéressés par leurs propres ambitions que par le bien-être du peuple. D'ailleurs, leurs exactions répétées finissent par engendrer en 1771 un soulèvement populaire, la révolte des Tây Son, qui restitue pendant un court laps de temps le pouvoir légitime de l'empereur Lê. Mais le mandarin Tân, lui même fils de paysan, ne sera pas là pour le voir.

En 1968, il n'y a plus de mandarins, mais des paysans dont on bombarde les villages dans le Nord. Pour que son pays redevienne souverain, le mandarin Tân aurait-il été de leur côté ? J'aimerais le croire.

Henri-Marie :  Dans les livres qu'il m'a été donné de lire, une constante tient dans l'usage des médications et des poisons. Vous êtes toutes deux des scientifiques mais plutôt dans le domaine mathématique-Physique. Avez-vous un regret de ne pas vous être orientée vers une carrière médicale ?

Thanh-Van : Certes, les pathologies étranges et les poisons m'intéressent énormément, ainsi que les remèdes issus de la pharmacopée chinoise. Mais j'avoue que la vue du sang m'indispose, malgré toutes les descriptions barbares dont je suis capable. Alors, personnellement, je reste fidèle aux sciences dures !

Kim: Je n'aurais pas eu le courage physique d'exercer la médecine au quotidien. En revanche, la médecine légale a de quoi faire captiver la polardeuse que je suis.

Manuel  Rulier : Question plus indiscrète : vous souligniez la difficulté de concilier vos métiers scientifiques, la famille et l'écriture. Mais le succès de vos romans ne vous met-il pas à l'abri du besoin en vous laissant le temps de peaufiner la prochaine histoire ?

Si ce n'est pas le cas, souhaiteriez-vous que ça arrive ou bien préférez-vous conserver à tout prix une activité professionnelle ?

Thanh-Van : Non, le succès de nos romans n'est pas encore tel qu'il nous met à l'abri du besoin ! Personnellement, j'aimerais bien que ça arrive ! Mais je n'ai pas d'hésitation : si j'avais à choisir, je choisirais la vie tout court sur la vie professionnelle.

Kim: Pour moi, inventer des histoires, les écrire, est un immense plaisir. Mais je craindrais que l'écriture ne devienne une activité trop solitaire. Si la question se posait... je continuerais sans doute mon occupation professionnelle.

Manuel  Rulier : On connaît maintenant vos goûts en matière de thriller, mais qu'en est-il des auteurs fantastiques et de science-fiction ? Vos livres de chevets ? 

Thanh-Van : Mes auteurs de science-fiction préférés sont David Brin (un ancien élève de Caltech aussi, qui peut vivre de sa plume, lui !), Arthur C. Clark, Neal Stephenson, Iain Banks, Ray Bradbury. Pour le fantastique : Robert McCammon, Stephen King, Dan Simmons, Peter Straub. Mon livre de chevet : Ada de Nabokov.

 

"Sur les rayons des bibliothèques, je vis un monde surgir de l'horizon" (Jack London)

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