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La Femme dans le miroir Le Palais du mandarin Le Banquet de la licorne L’Esprit de la Renarde Les Travers du docteur Porc L’esprit  de  la  renarde
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Interview de Thanh-Van Tran-Nhut

par Maïté Bernard
Mise en ligne le 2 février | 218 visites envoyer l'article par mail title= envoyer par mail à un ami

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Tu es connue pour les enquêtes du mandarin Tan, chez Philippe Picquier, qui se passent au Vietnam au XVIIème siècle. La première question est donc évidente : pourquoi un roman qui se situe aujourd’hui et à Paris ?

Pour le plaisir de changer d’univers, d’époque et de style !

C’est un honneur d’être reconnu pour ce qu’on fait, et je suis très attachée au mandarin Tân. Mais pour moi, il est important d’explorer différents mondes à la fois afin de ne pas être prisonnière d’une image ou d’une étiquette. Le défi des enquêtes se déroulant au XVIIe siècle était de plonger le lecteur dans une civilisation méconnue, avec ses mœurs et ses interrogations, et de faire en sorte qu’il s’y croie. Au final, je pense avoir donné aux lecteurs une vision assez palpable du Viêt-Nam ancien : grâce à des intrigues qui changeaient chaque fois, ils sont devenus familiers avec le confucianisme, le taoïsme, les enjeux politiques de l’époque.

Avec La Femme dans le miroir, c’est un autre pari : celui de réussir à entraîner le lecteur dans une histoire qui se situe dans un environnement déjà familier, pour aussitôt lui ouvrir des portes inattendues. La perspective n’est plus la même. L’intrigue se déploie dans la réalité qui l’entoure, mais qu’il voit à travers le prisme du fantastique. Le lecteur a l’impression de reconnaître les lieux et les objets qui font partie de sa vie de tous les jours. Il connaît Paris, les ordinateurs, les toiles de maîtres. Pourtant, dans ce monde a été glissé un élément étranger à son vécu, qui donne à l’ensemble un effet dépaysant. Le décalage ne se trouve plus dans le temps et dans l’espace comme avec les enquêtes du mandarin, mais dans la perception d’une réalité légèrement déformée, comme le miroitement d’un ailleurs à portée de main.

C’est cette possibilité de renouvellement qui me séduit en tant qu’auteur de fiction. Pourquoi se limiter à un genre ou à une époque quand il y a tant à découvrir ?

Ton mandarin et ses acolytes, le lettré Dinh et le docteur Porc, étaient dans l’action. Ici, ton personnage principal est encore un homme mais c’est un pur intellectuel, un traducteur, que l’on voit souvent boire du thé en regardant la neige tomber sur Paris avant que...je n’en dis pas plus. Tu en avais marre des scènes d’action ?

Je dirais plutôt que j’écris les scènes d’action en fonction de l’histoire. Pour leur soutirer des informations, le mandarin Tân avait besoin de se battre avec des coupe-jarrets et des malfrats en tout genre. Même le lettré Dinh et le docteur Porc devaient quelquefois leur rentrer dans le lard pour faire avancer l’investigation. Il y a de la baston, les coups pleuvent, les dents volent. C’est dans l’esprit d’un roman d’aventure.

La Femme dans le miroir est au contraire une histoire d’obsession et de manipulation. Tout se passe sur le plan mental. Le lecteur écoute la voix du narrateur, suit les méandres de ses pensées. Le personnage principal est obnubilé par une femme qui devrait être morte. C’est un rêveur fragilisé par son deuil récent, attiré par un monde mystérieux qui jouxte le sien. Il n’a pas besoin de force physique. Il ne peut compter que sur sa raison pour sonder le passé. Mais là réside tout le paradoxe : alors que son esprit est son atout majeur, il s’avère aussi son talon d’Achille.

Ainsi, les scènes d’action ne sont pas nécessaires dans La Femme dans le miroir. S’il y a bien un coup de massue à la fin de l’histoire, il est porté non aux parties charnues, mais carrément à la tête.

Il y a toujours eu une dimension fantastique dans les enquêtes du mandarin Tan, avec entre autres des fantômes et des goules, mais si je me souviens bien, il y avait souvent une explication scientifique à ces hallucinations, et les enquêtes restaient ancrées dans un quotidien décrit très précisément afin d’éviter le côté folklorique. Là, tu as vraiment passé le cap. Je pensais à La Venus d’Ille en te lisant, et toi tu cites entre autres Edgar Allan Poe. Est-ce que c’est un genre qui te plaît depuis longtemps et qu’est-ce qui t’a attirée vers lui au point de le pratiquer ?

C’est vrai, dans les enquêtes du mandarin Tân, je veillais toujours à donner une explication scientifique et rationnelle aux manifestations apparemment surnaturelles. Mon but était de mettre en scène les superstitions locales en les attachant à la réalité d’une investigation policière. L’enjeu étant de rendre cette civilisation ancienne tangible et non de la dissimuler derrière des écrans de fumée pour faire couleur locale. La science et la logique servaient donc de lien entre ce monde éloigné et notre monde à nous.

En revanche, La Femme dans le miroir est clairement une quête fantastique. Les ressorts d’un récit à suspense y sont présents : il s’agit de démêler l’écheveau d’un mystère en allant de fausses pistes en rebondissements. L’élément fantastique – la possibilité qu’une femme soit immortelle – vient se greffer sur la réalité ambiante en l’enrichissant, mais sans en altérer la teneur. Les règles de logique et de déduction que nous connaissons demeurent valables. Ainsi, toutes les recherches effectuées par le narrateur sont réelles. Si le lecteur s’amusait à faire les mêmes requêtes sur Internet, il trouverait les mêmes réponses. Les livres que le narrateur consulte existent bel et bien, et les textes cités sont exacts.

J’aime dans le genre fantastique ce glissement vers d’autres univers, alors qu’on se croit solidement ancré dans une réalité réconfortante. Ici, les techniques modernes d’analyse de tableaux, la science des pigments et l’utilisation d’Internet contribuent non pas à retenir le lecteur dans la réalité, mais à lui dévoiler un espace imaginaire tout à fait plausible. Dans cette histoire, le XVIIe siècle s’immisce dans le XXe, l’alchimie fait écho à la chimie, tandis qu’un maquilleur des morts vante la subtilité de sa palette. J’aime le fantastique car il fait la part belle à l’imagination et nous affranchit du réalisme pur et dur.

Depuis l’adolescence, j’ai une affection toute particulière pour Edgar Allan Poe qui m’a fait côtoyer des créatures d’outre-tombe plus vivantes que certaines héroïnes de la littérature dite « classique ». L’étonnement et l’effroi se combinent alors au rêve pour fissurer la réalité et donner le vertige.

La peinture du XVIIème siècle (tu cites notamment Louis de Caullery et Andries Van Eertvelt) joue un rôle majeur dans ce roman. Tu as l’air d’opposer leur « hantise de l’éphémère », leur effroi devant « la finitude de l’homme » aux poètes persans du XIVème siècle, qui louent les plaisirs de la vie. Qu’est-ce qui t’intéresse dans ce tiraillement ?

Les vanités du XVIIe me fascinent car elles révèlent les contradictions qui minaient l’Europe protestante à cette époque. D’un côté, la religion corsetait l’homme dans la peur de la mort, en lui montrant la vanité de sa vie. De l’autre, l’essor du commerce, avec les expéditions de la nouvelle Compagnie hollandaise des Indes orientales, lui étalait les richesses qui se trouvaient sur l’autre face du globe. Les peintres, effrayés par leur finitude, faisaient figurer sur leurs toiles des emblèmes de la fragilité de la vie – bijoux, sabliers, instruments scientifiques – alors qu’au même moment les cartographes, en dessinant le visage du monde, ouvraient la voie vers d’autres mondes. Pour avoir écrit sur l’arrivée des Européens en Asie dans les enquêtes du mandarin Tân, je connaissais bien sûr l’appétit féroce des négociants hollandais pour les épices, la soie, les bois précieux. Mais là, j’avais à cœur d’observer ce qui se passait chez eux à cet instant, et d’examiner ce mouvement de repli inspiré par la religion, alors que tout ne parlait que de voyages et de découvertes.

A ce regard inquiet des peintres protestants je voulais opposer la joie de vivre des poètes persans du XIVe siècle, en faisant du personnage principal un traducteur de Hâfez. Hâfez, dont j’avais eu l’occasion de visiter le mausolée à Shiraz, et qui évoquait dans ses vers le parfum d’une chevelure de femme et l’atmosphère d’une taverne, parlait de beauté et d’ivresse, alors qu’il fut possiblement maître dans une école coranique. Hâfez, dont les vers sont récités par les Iraniens d’aujourd’hui, offrait une vision inhabituelle de l’islam. Par conséquent, les vanités hollandaises et la poésie persane permettaient de voir l’influence de la religion sur l’art et la marque des croyances sur l’homme.

Toujours pour ceux qui te connaissent, il y a toujours eu aussi une dimension mélancolique dans les enquêtes du mandarin, mais c’était une musique sous-jacente. Celle qui prédominait, c’était l’humour, la gourmandise, la luxuriance (dans les détails du quotidien dont je parlais précédemment) et la sensualité, pour ne pas dire...la luxure ! Alors je sais bien que ce n’est pas parce qu’on écrit un roman très nostalgique qu’on l’est à ce moment-là, et qu’écrire un roman très drôle peut aider à se délivrer d’une grosse charge émotionnelle. Mais ceci dit, je voudrais savoir si tu as pris autant de plaisir à l’écrire que les autres, et combien de temps de recherches tu as mis, combien de temps d’écriture et de correction ?

C’est justement parce que La Femme dans le miroir est tellement différent des enquêtes du mandarin Tân que j’ai eu beaucoup de plaisir à l’écrire. Le sujet était nouveau, ce qui impliquait des recherches réjouissantes en histoire de l’art et en cartographie. J’ai pu enfin parler du lien entre les alchimistes taoïstes qui apparaissaient dans les enquêtes du mandarin, et les alchimistes européens, si semblables dans leur quête de longue vie. Et surtout, j’ai pu évoquer les méthodes de pointe utilisées pour la datation des tableaux, illustrant ainsi l’apport des sciences à l’art et à l’histoire. Comme toujours, j’ai du plaisir à établir des parallèles, à nouer des liens entre des sujets apparemment déconnectés.

Comme avec les enquêtes du mandarin, la construction du scénario a été l’un des moments les plus exaltants. Pour mettre en place une histoire de manipulation, il fallait veiller à bien structurer l’ensemble afin de faire monter le suspense. L’écriture à la première personne du singulier était une nouveauté pour moi, et j’ai trouvé que cela aidait à fouiller plus profondément la perte de l’être aimé, à saisir plus directement l’obsession du narrateur. En gros, j’ai mis quatre mois pour faire les recherches, et quatre mois pour l’écriture et les corrections.

Il y a une scène courte où tous les traducteurs sont réunis devant leur éditeur. C’est une page seulement mais on semble y sentir ton affection pour ce petit monde de lettrés qui « oeuvraient dans des langues diverses, allant du kirghiz au tigrinya, en passant par le télougou » Pourquoi cet hommage ?

C’est exact, j’ai une grande admiration pour les traducteurs. Sans eux, nos histoires ne voyageraient pas. Ce sont des artistes de l’ombre, car ils doivent retranscrire une idée sans la trahir, tout en respectant le style de l’auteur - un exercice épineux qui n’est pas à la portée de tout le monde. Sans eux, comment aurais-je lu Le merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède de Selma Lagerlöf, ou Lou-Lan de Inoue Yasushi, ou encore L’Iliade et L’Odyssée ?

Il y a eu quelques beaux personnages de femme fatale dans les enquêtes du mandarin Tan, mais alors là, évidemment...Qu’est-ce qui t’inspire tant, chez la femme fatale ?

La femme fatale est un personnage fort. La femme fatale ne minaude pas. C’est généralement une beauté vénéneuse, mais sa beauté m’attire moins que son intelligence. La femme fatale ensorcelle, entortille, joue avec les sentiments des hommes, se joue d’eux. Mais au final, elle a besoin d’eux pour exister, d’où un rapport de force paradoxal intéressant à mettre en scène.

Dominique Manotti disait récemment sur Bibliosurf qu’elle « cherche à utiliser des mots simples, mais « lourds », « pleins », ce que Simenon appelait des mots matière qui n’ont pas besoin d’adjectifs ou de comparaisons pour exister ». Toi, tu sembles aimer au contraire les mots luxuriants, presque des mots bonbons, ou des mots bijoux, chatoyants, comme si chacun d’entre eux pouvait être admiré pour ses différentes lumières, ce qui ne t’empêche pas de l’aligner avec un autre tout aussi beau, et encore un autre. Et pourtant, tes phrases ne sont pas du tout chargées. Tu as ton dico à portée de main, ça te vient naturellement, comment tu travailles ça ?

C’est vrai que chacun a son style particulier. Pour ma part, j’ai un faible pour les adjectifs que j’utilise avec gourmandise. Si je m’écoutais, je les enfilerais à la queue leu leu comme de petites perles. Souvent, ils sautent à la relecture car j’essaie de m’astreindre à une relative sobriété. Je n’ai pas l’impression d’employer des mots hors du commun ou incompréhensibles, même si certains peuvent paraître désuets ou précieux. Je ne le fais pas exprès ! Ce sont des mots que j’ai pu croiser dans mes lectures, ou qui me restent des cours de latin. En général, j’écris à partir d’une scène que je visualise dans ma tête. Il y a mille façons de la traduire. Mais autant je suis analytique dans la construction du scénario, autant je suis intuitive dans l’écriture. Je ne saurais expliquer pourquoi je choisis un mot plutôt qu’un autre, à part que « ça sonne mieux », ou que « c’est évocateur ». Du moment que l’idée générale est respectée et que la phrase me semble claire, cela me convient.

Ma dernière question, pour tous les fans du mandarin Tan, dont je suis : il revient quand ?

Bientôt, j’espère ! Je suis en train de travailler sur un nouveau scénario.





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